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Les Moteurs non linéaires
La Multiplicité unifiée se convulsa. Je fus déchiré – étiré, malmené – comme si le grand Fleuve de la causalité qui me portait était devenu turbulent et hostile.
Nebogipfel ?…
Sa voix était joyeuse, il exultait.
Ce sont les Constructeurs ! Les Constructeurs…
Les secousses s’atténuèrent. La dominante verte disparut, et je fus à nouveau immergé dans la lumière blanc-gris de l’instant de la Création. Apparut alors une lumière nouvelle, carrément blanche, qui ne persista qu’un moment ; puis je vis la matière et l’énergie se condenser comme de la rosée à partir d’un nouveau dénouement de l’Espace et du Temps.
J’étais reparti vers le futur, loin de la Frontière. J’avais été projeté dans une nouvelle Histoire, issue de la Nucléation. La lumière universelle demeurait aveuglante, de plusieurs magnitudes supérieure, sans aucun doute, à celle du centre du Soleil.
Les Vaisseaux du Temps ne m’accompagnaient plus – peut-être leurs formes physiques n’avaient-elles pu survivre à la traversée de la Nucléation –, et le réseau de plattnérite qui m’environnait avait disparu. Mais je n’étais pas seul ; tout autour de moi, comme des flocons de neige saisis par l’éclair du magnésium, voletaient et tournoyaient des parcelles de plattnérite. Je savais qu’elles formaient la conscience élémentaire des Constructeurs et je me demandai si Nebogipfel était parmi cette foule désincarnée et si j’apparaissais moi-même aux autres sous la forme d’un point caracolant.
Mon voyage dans le temps s’était-il inversé ? Allais-je remonter encore une fois les courants de l’Histoire jusqu’à ma propre époque ?
… Nebogipfel ? M’entendez-vous encore ?
Je suis là.
Que se passe-t-il ? Sommes-nous repartis dans le temps une fois de plus ?
Non.
Il y avait toujours dans sa voix désincarnée une note d’exultation, voire de triomphe.
Mais alors, que nous arrive-t-il ?
Ne le voyez-vous pas ? Ne l’avez-vous donc pas compris ? Nous sommes allés au-delà de la Nucléation. Nous avons atteint la Frontière. Et…
Oui ?
Considérez la Multiplicité comme une surface, dit-il. La totalité de la Multiplicité est lisse, fermée, uniforme : sphérique. Et les Histoires sont comme des méridiens tracés entre les pôles de cette sphère…
Et nous avons atteint l’un des pôles à bord des Vaisseaux transtemporels.
Oui. Ce point où convergent tous les méridiens. Et, à cet instant précis d’une infinité de possibles, les Constructeurs ont mis à feu leurs Moteurs non linéaires… Les Constructeurs ont circulé d’une Histoire à l’autre. Ils ont suivi – et nous avec eux – des trajectoires de Temps imaginaire, trajectoires griffonnées obliquement à la surface du globe de la Multiplicité, jusqu’à ce que nous eussions atteint cette nouvelle Histoire…
À présent, le nuage de Constructeurs – ils étaient des millions, songeai-je – se dispersa comme une gerbe de feu d’artifice. On eût dit qu’ils tentaient de combler le vide initial avec la lumière et la conscience rapportées par nous d’un cosmos différent. Et, tandis que se déployait le nouvel Univers, la lueur rémanente de la Création s’éteignit dans une incommensurable obscurité.
Tel était le résultat final – la conclusion logique – de mon bricolage avec les propriétés de la lumière et la distorsion du cadre de l’Espace-Temps qui lui était associée. Tout cela, même l’effondrement de l’Univers et cette grandiose traversée des Histoires multiples, tout cela s’était développé, inévitablement, à partir de mes propres expériences, à partir de ma regrettée Machine originelle de cuivre et de quartz…
Pour aboutir à ceci : le passage de l’esprit d’un Univers à l’autre.
Mais où sommes-nous parvenus ? Quelle est cette Histoire ? Est-elle comme la nôtre ?
Non, dit Nebogipfel. Non, elle n’est pas comme la nôtre.
Pourrons-nous y vivre ?
Je ne sais pas… Elle n’a pas été choisie pour nous. N’oubliez pas que les Constructeurs ont recherché – entre toutes les infinies possibilités qui sont la Multiplicité – un Univers qui soit optimal pour eux.
Oui. Mais que peut signifier « optimal » pour un Constructeur ?
Je me représentai de vagues images du ciel – paix, sécurité, beauté, lumière – mais je savais que ces représentations étaient irrémédiablement anthropomorphes.
Je vis alors une lumière nouvelle émerger de l’obscurité ambiante. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’une rémanence de la boule de feu au commencement du temps, mais elle était trop douce, trop insistante pour cela ; c’était plutôt une clarté stellaire.
Les Constructeurs ne sont pas humains, dit le Morlock. Mais ils sont les héritiers de l’Humanité. Et l’audace de leur entreprise est stupéfiante.
Parmi les myriades de possibilités, les Constructeurs ont recherché cet Univers – le seul, l’unique – qui est Infini dans son étendue et Éternel quant à son âge, où la Frontière au Commencement du Temps a été rejetée dans un passé infini.
Nous avons voyagé, au-delà de la Nucléation, jusqu’à la Frontière du Temps et de l’Espace eux-mêmes. Et des doigts de singe se sont tendus vers la Singularité qui y réside et l’ont repoussée !
La lumière stellaire jaillissait à présent de sous l’obscurité tout autour de moi ; les étoiles s’embrasaient d’un bout à l’autre du ciel, qui ne tarda pas à flamboyer, aussi brillant que la surface du Soleil.